Elle le voit par la fenêtre du wagon. Il est seul. En terminant sa clope, elle hésite. Monter et se retrouver seule avec lui, ou se preserver et monter avec les autres. Dans le fond, elle a une petite idée de ce qui pourrait se passer. Sans savoir trop pourquoi, elle monte avec Lui. Sur son siège, elle est mal à l'aise. Il est encore temps de changer. Les portes se ferment. Tant pis. "On verra bien". Fameuse petite phrase. Qui tourne et qui tourne, à moitié rassurante, à moitié angoissante. Faire semblant de lire. Et Le fixer du coin de l'oeil. Il n'a pas l'air méchant. Mais elle ne le sent pas. Il règne une atmosphère spéciale dans ce wagon. Tendue, chaude et malsaine. Se concentrer sur ces quelques lignes que décidément elle n'arrive pas à comprendre. Les mots se mélangent et son regard est toujours attiré par l'arrière du wagon.
Il se lève. Il sourit mais étrangement ça ne la rassure pas vraiment. Parler, pour faire passer le temps. C'est un vieux tortillard, avec les sièges en vieux skaï craqué par endroits. On en a pour un bout de temps avant la prochaine gare. Il s'assoie à côté d'elle. Dans peu de temps, elle sentira sur sa cuisse gauche une main virile. Main qui couvrira sa bouche, pour étouffer les éventuels cris quand il la pénétrera avec violence.
A ce moment précis, de toutes manières, elle est ailleurs. Il l'étrangle, Il veut qu'elle le regarde pendant qu'il s'agite sur elle maladroitement. C'est au dessus de ses forces. Pourtant, elle ne se défend pas. Elle se dit que si elle se montre docile, ça passera plus vite. Petite poupée de chiffon entre de grosses mains caleuses. Elle regarde la scène, hors d'elle. Comme si elle était parvenue à s'échapper d'elle même. Elle se regarde perdre connaissance, et l'autre toujours en train de la secouer pour qu'elle le regarde, lui, l'homme si viril, qui va lui faire connaître le grand plaisir qui l'ui a promis.
[Les portes se sont enfin ouvertes, elle s'est recoiffée puis, a souri à ses proches venus la chercher.]
Elle, Je.
Lui, je ne lui en veux pas. Je n'y arrive pas. C'est tellement plus facile de s'en vouloir à soi même, d'avoir un coupable sous la main et d'avoir loisir de se défouler sur lui. "Viol" ne fait pas partie de mon vocabulaire. Je dis "ce truc dans le train". Ou "vous savez, ce qui m'est arrivé dans le train". "Victime". encore moins. On dit victime pour des personnes qui ont vécu un truc grave, qui se sont défendues...Après tout ça aurait pu être pire, j'aurais pu finir aux urgences...Ou à la morgue. Ou ils auraient pu être plusieurs. Et puis, j'ai eu le choix de monter ou non dans ce wagon. Et j'y suis allée.
Il y a ces trucs que j'ai fait après. "Tentative de maîtrise".
Du genre, on subit un truc, et on le reproduit à l'infini mais de manière provoquée, pour pouvoir se dire qu'on l'a choisi. Comme coucher avec le premier venu dès que je suis dans un état second. Provoquer, et se retrouver avec des mains courant sur mon corps en pleurant en silence. S'évader de son corps, encore. Pourquoi?
Aujourd'hui je vais mieux, j'ai envie de re-construire. Mais tant que je n'aurai pas "accepté" tout "ça", ça ne peut pas fonctionner. Je ne supporte pas qu'on me touche avec tendresse, comme si je ne méritais que ces mains sales, inconnues, dans les chiottes qui puent la gerbe des boîtes. Comme si je ne méritais que de faire la trainée.
Une nuit, complètement raide, je suis partie chez lambda. Au réveil, lorque j'ai voulu m'enfuir partir, il a ouvert un oeil en me disant d'ouvrir le tiroir de la commode, là, à l'entrée. Il y avait des dizaines de sachets de coke. Il voulait me payer. J'aurais voulu lui envoyer à la gueule, sa merde. Mais vous savez quoi, j'ai tout pris. Comme une pute. Parce que j'avais pas le choix. Parce que c'était l'heure de la descente, et que j'en avais besoin, de sa poudre. J'ai vomi dans l'ascenseur. J'aurais voulu crever, m'ouvrir les entrailles et me balader avec les tripes à l'air, en attendant la mort. M'éteindre dans le caniveau, les dernières effluves d'alcool me chatouillant les narines.
Des nuits comme ça, j'en ai plein à l'esprit. Depuis peu, elles me tiennent en éveil. Flash-back. Sensations rances. Mal aux tripes. Les vicères vrillées je fixe le plafond. Mon corps mort ressent. Se tord de douleur. Douche. position foetale dans le petit cube de céramique froid. L'obscurité, ça protège...Je m'écoeure. Me dégoute. Comprends pourquoi j'ai voulu me ronger jusqu'à l'os. Il y en a qui, en se regardant dans la glace, se trouvent grosses. Moi, je vois leurs mains. Dae mains, partout. Et corps qui reste passif. Ne se défend pas. Toujours la petite poupée de chiffon, morte.
Tout ça, je l'ai toujours tu. J'ai mis 4 ans à me souvenir que j'avais été...Je l'avais enfoui, loin, si loin. Et puis un jour, au cours d'une de ces "soirées", l'un de mes partenaires de jeu m'a serré le poignet, si fort...si fort que je me suis souvenu, BAM. Cette sensation s'opressement. Cette sensation de peur, d'angoisse, cette fatalité terrifiante. Là, tout s'est emboîté. J'ai compris. Pourquoi je me faisais tout ce mal, pourquoi j'avais les côtes à l'air, pourquoi mes pommettes étaient si saillantes, et pourquoi je me haÏssais avec autant de ferveur. Et la honte ma rattrappée, aussi.
Je me suis décidée à parler, mais je n'ai jamais dit ce truc du "je savais ce qui allait arriver mais je suis montée quand même" et surtout "j'ai vu qu'il était seul dans le wagon et je ne suis pas partie". La honte. Pire, j'avais carrément peur de me faire engueuler. "On va porter plainte", mais il n'en était pas question bordel, et encore aujourd'hui! Ils penseront que je l'ai bien mérité. Que je n'avais pas qu'à. Je le pense déja assez. Ne veux pas l'entendre. Et ce serait pire s'ils ne le disaient pas à voix haute, j'imaginerais dans leurs yeux le jugement et j'aurai envie de crever.
Quand j'ai dit ça ce matin à la psy, elle m'a dit "Ce qui m'inquiète, ce n'est pas ce qu'ils peuvent penser. C'est ce que vous pensez.. Vous vous rendez compte de ce que vous dîtes? Est ce que vous êtes d'accord quand vous entendez des phrases du genre, "ah bah oui mais elle était en mini-jupe, après faut pas venir se plaindre! "Vous êtes d'accord avec ça? Je vais vous caricaturer une situation exagérement, mais vous allez comprendre. Imaginez un automobiliste qui se fait couper la route par un chauffard. Vous croyez que c'est de sa faute, qu'il va s'injurier en se disant "merde, j'étais pas sur la bonne file", ou " je conduis vraiment comme un con!".
Ce qui vous gangrène, c'est que vous ayez pu trouver du positif dans cette situation. Que vous ayez eu envie de jouer avec le feu. Vous étiez ado, un ado teste. Un ado joue. Est ce que vous devez brûler vive parce que vous avez joué avec le feu? Vous vouliez jouer avec des allumettes, et lui vous a sorti un challumeau enfin, vous n'étiez pas sur un pied d'égalité Mademoiselle S.! Vous êtes cruelle envers vous même de vous en vouloir d'avoir eu ces conduites. Vous savez en parler aujourd'hui, mais c'est aujourd'hui. Hier, vous faisiez comme vous pouviez .Et ce n'est ni un choix, ni un désir. Vous êtes une VICTIME. Et vous êtes en train de vous avouer l'inavouable, ce sentiment d'excitation face au danger que vous avez ressenti. C'est dur, je le sais. Mais vous n'êtes pas un monstre. Vous connaissez le syndrôme de stockholm? Je sais que ça n'a rien à voir, mais il est plus économique pour l'esprit humain de s'en vouloir à soi même plutôt qu'à l'autre. Et dans les cas extrêmes, il est même plus facile d'aimer son agresseur. Vous ne lui en avez jamais voulu. Et pourtant, il y avait de quoi. Non?"
Je ne lui en veux pas. Je m'en veux à moi, oui, mais lui au fond...non. Jamais, jamais je l'ai detesté ou ai éprouvé de la haine pour lui. Et à force de me dire que j'ai eu de la chance...je lui ai trouvé des excuses. Il n'a pas été très violent. Ne m'a pas "abîmée" au sens physique. Quant au mot "victime", il est loin, loin de moi.
Je me dis que ça serait plus facile, pourtant.
Je me deteste tellement. C'est si écoeurant, humiliant et sale. Je me fais gerber putain. J'ai du mal à imaginer qu'un jour je puisse partager la vie d'un homme, amoureusement. Avec "ce" corps. Qui n'est plus mien.
Pourquoi cette envie de vomir ne me quitte pas?